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Mathilde
Mathilde avait frémi de joie le jour où Georges, son mari, lui avait annoncé qu’il se convertissait, qu’il allait recevoir le nouveau baptême. Elle avait cru qu’il en avait fini avec ses démons intérieurs, qu’il allait enfin devenir le bon mari et le bon père qu’il n’avait jamais été. Il n’avait pas passé une nuit sur deux à la maison depuis qu’ils étaient mariés, souvent rentré à l’aube, puant l’alcool, la cigarette et le parfum de femme, se mettant dans des colères épouvantables à la moindre question, à la moindre réflexion, partant au bureau après une petite heure de sommeil dérobée sur le canapé. Par chance, ses frasques n’avaient pas eu d’incidence sur son travail – il était responsable des comptes professionnels dans une agence de la Banque européenne de crédit –, et il avait conservé le plus précieux des biens dans la période difficile que traversait l’Europe : son emploi. Ils avaient pu continuer à rembourser le crédit du pavillon qu’ils avaient acheté quelques mois seulement après leur mariage (un crédit de cinquante ans, que, selon la loi, leurs héritiers devraient continuer de rembourser s’ils venaient à disparaître avant le terme ; si les héritiers étaient encore mineurs ou dans l’incapacité d’honorer leur engagement, la banque récupérerait sa mise, et nettement plus, en revendant la maison), à entretenir leurs voitures successives, à remplir leur frigo, à acheter les vêtements et les fournitures scolaires des enfants. Oh, ils ne menaient pas grand train, et Mathilde était obligée de jongler avec les comptes pour boucler les fins de mois, mais ils s’en tiraient plutôt bien dans un contexte de misère galopante (entre soixante et quatre-vingts millions de chômeurs officiels selon les derniers chiffres, probablement minorés, du ministère européen du Travail). Sans les incartades de Georges, Mathilde aurait même pu s’estimer heureuse avec ses trois beaux enfants, ses amies et sa maison de 139 mètres carrés (jardin : 223 mètres carrés) située dans une banlieue sud et plutôt agréable de la région parisienne. Elle avait toujours rêvé de fonder une famille et de se consacrer, comme sa mère, à l’éducation de ses enfants. Elle aurait pu entreprendre des études après une scolarité sans histoire, mais elle n’était pas de ces femmes qui avaient l’ambition de concilier vie de famille et carrière professionnelle, convaincue que les enfants avaient besoin d’un élément stable pour croître en toute harmonie, qu’il revenait à la mère d’être la pierre angulaire du foyer. Elle pensait également qu’il convenait de partager le travail en cette période de vaches maigres, qu’un emploi suffisait à faire vivre correctement une famille, qu’il n’était pas décent de cumuler les rentrées d’argent alors que, dehors, des millions de gens n’avaient même pas de quoi s’offrir leur pain quotidien.
Mathilde s’était demandé tous les soirs quelle était sa part de responsabilité dans le naufrage de Georges, mais elle n’avait pas trouvé de réponse, et elle n’avait pas eu d’autre ressource que de pleurer et de remettre sa peine entre les mains de Dieu. De la solide éducation chrétienne que lui avaient donnée ses parents, elle n’avait pas gardé grand-chose, elle avait jeté le fatras rituel et privilégié une relation personnelle, intime, avec le Créateur, sans intermédiaire – une vision probablement hérétique aux yeux de la hiérarchie catholique. Elle considérait Dieu comme un confident intime, comme un ami au regard généreux et au cœur immense qui ne la jugeait pas. Elle ressentait presque physiquement sa présence lorsqu’elle s’asseyait dans son lit, qu’elle s’adossait à son oreiller et qu’elle fermait les yeux pour s’adresser à Lui. Elle se sentait enveloppée d’une intelligence et d’une beauté infinies, qui la lavaient de ses peines, de ses regrets, de ses doutes, qui l’aidaient à supporter son chemin de croix – elle rejetait aussitôt l’expression chemin de croix, elle n’avait pas le droit de s’estimer malheureuse alors que des millions de pauvres hères dormaient dehors par ces grands froids.
Et Dieu semblait l’avoir entendue, Dieu semblait l’avoir exaucée : Georges avait croisé un missionnaire évangélique au cours d’un stage de formation, il avait commencé à fréquenter de petits groupes de rédemption, il avait décidé de renoncer à la boisson, à l’adultère, de se convertir, de renaître au Christ, de recevoir le baptême. Il se rendait régulièrement aux assemblées dans une salle située porte Dauphine, des séances d’exorcisme collectif où, entre deux chansons et prières, des hommes confessaient leurs fautes en public. Mathilde aurait détesté ouvrir le fond de son âme devant des dizaines de personnes, même bienveillantes. Elle ne pouvait contempler la beauté de Dieu que dans le secret. Le vacarme des confessions publiques profanait son âme. Elle avait assisté, sur les conseils de Georges, à l’une de ses réunions où les femmes roulaient dans de puissantes vagues de ferveur. Transpercée, mutilée par les vociférations et les imprécations, elle s’était renfermée sur elle-même et avait prié de toutes ses fibres pour que les autres ne l’obligent pas à monter sur scène. Les aveux des volontaires qui s’étaient succédé à la tribune l’avaient mise mal à l’aise. Elle trouvait ce partage malsain, nauséabond, même paré de compassion, même placé sous le regard aimant du Christ. L’office tournait au concours de la plus belle rédemption. Elle était persuadée que certaines femmes en rajoutaient dans leurs récits, qu’elles offraient à l’assistance l’exemple attendu, comme on jette des morceaux de viande à une nuée de charognards, que leur sincérité, parce qu’elle n’existait que dans le regard et les oreilles des autres, devenait fausse, hypocrite. Elle n’y avait pas remis les pieds, mais elle n’avait pas dissuadé Georges de suivre son propre chemin. Il lui avait semblé normal, au début, d’encourager la métamorphose de son mari. Il rentrait désormais chaque soir avant le dîner, il passait un peu de temps avec les enfants avant de les coucher, il ne touchait plus une seule goutte d’alcool, il ne se vautrait plus devant la télévision, il s’installait dans le lit et s’abîmait pendant des heures dans la lecture de la Bible et d’autres ouvrages religieux, il lui arrivait de pleurer en silence, comme si l’eau sale de sa vie passée s’écoulait par ses yeux, il levait parfois sur Mathilde un regard dont elle ne savait pas s’il était amical ou méprisant, il ne la touchait plus, sans doute parce qu’il avait besoin d’une période d’abstinence avant son baptême, qu’il se purifiait, qu’il refusait pour l’instant de succomber à la tentation de la chair.
Elle appréciait, bien sûr, qu’il ne l’injurie plus, qu’il ne lui crache plus des insanités à la face avec une bouche tordue et des yeux exorbités de dément, mais la tournure que prenaient les événements commençait à l’inquiéter. Georges avait changé à un point tel qu’elle ne le reconnaissait plus. Elle vivait désormais avec un étranger. Un soir, il avait déclaré qu’il avait décidé de prendre enfin sa place de père de famille, qu’il s’occuperait dorénavant des comptes, il exigeait qu’elle lui remette les chéquiers et les cartes, il lui donnerait, au début de chaque mois, l’argent nécessaire aux courses et aux dépenses quotidiennes, à elle de se débrouiller pour tenir son budget, il travaillait pour une banque, il savait de quoi il parlait. Cette décision avait blessé Mathilde bien davantage que les coups ou les insultes. Elle faisait des miracles depuis une quinzaine d’années avec un seul salaire dont plus de la moitié fichait le camp dans les bars et les ventres des prostituées, elle avait réussi à garder le pavillon, à nourrir et vêtir convenablement les enfants, à épargner euro après euro pour offrir à son petit monde des bouts de vacances au bord de la mer. Elle n’en attendait pas de gratitude, car l’orgueil des hommes leur interdit souvent de reconnaître les mérites de leurs femmes, mais elle n’avait pu s’empêcher de ressentir de l’injustice. Pour la première fois depuis bien longtemps, Dieu ne s’était pas présenté à leur rendez-vous quotidien, ses prières s’étaient perdues dans le vide, elle s’était sentie seule, abandonnée, orpheline.
Les jours suivants, Georges lui avait interdit de recevoir certaines de ses amies, qui, selon lui, avaient sur elle une influence néfaste, des « femmes de mauvaise vie, des créatures », il était bien placé pour en parler, quelques-unes d’entre elles avaient partagé ses nuits de débauche, est-ce que tu te rends compte ? elles entrent chez toi avec des paroles d’amitié alors qu’elles sortent des bras de ton mari, je refuse qu’elles souillent ma maison, tu m’entends, je t’interdis de te souiller dans leurs maisons, nous devons nous préparer au jugement dernier. Mathilde aurait dû se révolter, lui hurler qu’elle était assez grande pour diriger sa vie comme bon lui semblait, lui crier qu’on n’effaçait pas ses erreurs en fuyant son passé, lui cracher que ce n’était pas à lui, Georges, ni à ses amis de décider qui siégerait à la droite du Père et qui serait précipité en enfer, elle n’avait pas eu d’autre réaction que d’éclater en sanglots, et ses larmes l’avaient empêché de prononcer le moindre mot.
« Papa veut nous changer d’école. »
Sara, l’aînée, âgée de treize ans, brunette aux yeux verts, réglée depuis peu, un bout de femme déjà, fait la moue devant son bol de chocolat chaud. Il a encore neigé cette nuit. Dans le jardin, le bonhomme de neige paraît avoir enfilé une veste neuve. On ne voit plus ses yeux (galets) ni ses cheveux (bouts de laine jaune) ni sa bouche (sourire sculpté avec une lame de couteau) seulement le bout pointu de la carotte qui lui sert de nez.
« Je veux rester au collège, moi, j’ai plein de copines. »
Sara était en quatrième au collège public du secteur dont les mérites premiers étaient d’être gratuit et desservi par les transports scolaires. Mathilde savait qu’il y avait aussi un petit copain pour Sara, elle avait lu un mot signé Barnabé et laissé par sa fille sur son bureau (si elle l’avait posé ainsi en évidence, c’était pour que sa mère le lise). Georges s’était mis en tête d’inscrire les enfants à l’institution Saint-Martin située à plus de vingt kilomètres et fondée par un mouvement chrétien – ses inconvénients premiers : chère, six cents euros par mois pour les trois enfants, l’obligation de les conduire tous les matins et d’aller les chercher tous les soirs, trois ou quatre heures consacrées quotidiennement à l’étude des textes religieux.
« Moi aussi je veux rester au collège. »
Rebecca, neuf ans, la cadette, déjà en sixième, boucles rousses (elle les tient de ma mère, disait Georges), nez retroussé (elle le tenait du père de Georges), yeux d’un bleu pâle cerclé d’or (grand-mère de Georges), QI supérieur, notes exceptionnelles (Georges lui-même), air buté (plutôt Mathilde).
« On n’a qu’à partir alors… »
Noé, huit ans, boucles brunes, yeux noisette (Mathilde), petit pour son âge (Mathilde), solitaire, renfermé (Mathilde), scolarité sans éclat (Mathilde), difficultés d’expression, paroles parfois énigmatiques (tu as remarqué qu’on ne comprend jamais rien à ce que racontent les gens de ta famille ? insinuait Georges).
« Partir ? T’es complètement ouf ! rétorque Rebecca d’une voix railleuse. L’année n’est pas finie.
— Partir ? T’es guedin ! renchérit Sara. Je verrais plus mes copines.
— Partir, mon chéri ? s’étonne Mathilde. Pour aller où ? Pour vivre avec quoi ? »
Devant le tollé soulevé par sa proposition, Noé se retire aussitôt dans sa coquille. Difficile de savoir ce qui lui passe par la tête. Mathilde regrette sa réaction et celle de ses filles. Pour une fois qu’il s’exprime, elles auraient dû l’écouter, l’encourager. Elle tente de le relancer.
« Qu’est-ce que tu voulais dire ? »
Noé ne parlera plus, il s’est déjà réfugié à la lisière de son univers, comme s’il demeurait en permanence à cheval sur deux mondes. Mathilde a cru un temps qu’il était autiste, mais le spécialiste consulté a conclu qu’il éprouvait seulement des difficultés à s’incarner, à s’insérer (pas de problèmes avec le père ?), qu’il devait participer autant que possible à des activités de groupe, le sport par exemple. Mathilde l’a donc inscrit à un club de foot, mais le remède s’est révélé catastrophique : Noé n’a jamais vu l’intérêt de courir derrière un ballon sur les terrains gras de novembre, il est rapidement devenu le souffre-douleur de l’équipe. Mathilde en a parlé à Georges, mais, à l’époque Georges s’en foutait, Georges noyait son désespoir dans l’alcool et les femmes, Georges n’avait pas encore décidé d’être un père de famille, Georges a grommelé que Noé était un avorton trouillard, une chochotte, qu’elle n’avait qu’à lui acheter des poupées, les yeux de Georges s’étaient injectés de sang, il avait une haleine épouvantable de cendrier froid et de fond de vieille bouteille.
Après le départ des enfants, Mathilde paresse dans la cuisine. Depuis quelques mois, elle ne les accompagne plus à l’arrêt de bus, les deux filles le lui ont interdit, elle leur met la honte devant les autres, elles s’assureront que leur petit frère ne ratera pas son bus, elles sont assez grandes, elle peut leur faire confiance. Il semble à Mathilde que la maison, ce symbole de la solidité familiale qu’elle a désiré de toutes ses forces, sa fierté d’épouse et de mère, se referme peu à peu sur elle comme une prison.
Elle commence le ménage sans entrain. Avant, elle se plaisait à tenir sa maison propre, claire, même lorsque les enfants étaient petits et dans ses pattes toute la journée. Elle allume la radio, la voix monocorde d’un journaliste présente les nouvelles du monde : tremblement de terre en Californie, le second en quinze jours, force 8, nombreux morts et dégâts, attendons des nouvelles de nos correspondants sur place ; intensification de l’hiver sur l’Europe, températures encore en baisse, nombreuses chutes de neige en prévision ; collision entre un ferry et un iceberg dans le Channel, plus de six cents disparus ; déclaration du ministre européen des Finances, promesse que la nouvelle dévaluation de l’euro, la sixième depuis la fin de la guerre, favorisera les exportations et résorbera le chômage ; vagues d’arrestations dans les milieux militaires européens soupçonnés de préparer un coup d’État ; raid éclair de l’aviation israélienne sur un rassemblement de tribus belliqueuses en Syrie ; création du Trident, un nouvel espace commercial entre les États-Unis, la Chine et l’Inde ; message du président américain à l’attention de ses « amis » européens : l’Europe, si elle continue de se relever, de se réformer, sera bientôt conviée à rejoindre le Trident, pas comme membre à part entière, mais comme partenaire privilégiée ; rumeur de plus en plus insistante d’une reformation du Comité olympique et de l’organisation de nouveaux Jeux, cinq villes se seraient d’ores et déjà portées candidates, Chicago, Denver, Delhi, Shanghai, Taipei, Bangkok ; après l’assassinat du leader gauchiste Arnaud Segura, surnommé Léon T, règlements de comptes en série entre les groupuscules extrémistes, une quarantaine de morts en moins de huit jours…
Mathilde monte se doucher aux alentours de 10 heures. Étant donné que les enfants mangent à la cantine et Georges au restaurant d’entreprise, elle ne se presse pas. Elle ne reste pas trop longtemps sous l’eau chaude cependant, pensant, avec une bonne dose de naïveté, que l’économie d’énergie profitera à un sans-abri ou à une famille en détresse. Elle aime ces quelques instants où elle ne s’occupe que d’elle, où elle s’observe dans le grand miroir, où elle promène ses mains sur sa peau humide, où elle soupèse ses seins, où elle vérifie que son corps vit et vibre encore. Contrairement à sa mère, qui a toujours assimilé la chair au péché, elle ne s’est jamais méfiée de son corps, elle l’a traité en partenaire, en allié, elle a aimé faire l’amour avec Georges, son premier et son seul homme, elle regrette que l’alcool, les autres femmes et puis maintenant la religion l’aient éloigné d’elle, elle a encore du plaisir à recevoir et à donner. Elle s’est rendue compte, en parlant avec ses amies (les créatures, les femmes de mauvaise vie) qu’elles sont très rares celles dont le corps exulte – elles ont ri aux éclats lorsqu’elles ont évoqué, avec une crudité réjouissante, les obsessions et les travers de ces messieurs. Les créatures ont toutes trompé leur mari, bizarre, si les coucheries ne leur apportent aucune satisfaction, pourquoi s’embêtent-elles avec des amants ? pour vérifier leur pouvoir de séduction, tiens, pour se prouver qu’elles existent, la meilleure façon de s’attacher les hommes, c’est de les agripper par la queue (rires), la leur, mais aussi celle des casseroles (rires).
Mathilde s’attarde dans la salle de bains jusqu’à ce qu’une porte claque. Aurait-elle oublié de tirer le verrou ? Elle sait pourtant que les hordes organisées sillonnent les banlieues en quête de maisons à piller. Comme elles ont écumé pratiquement toutes les ruines, elles s’attaquent maintenant aux zones habitées. Deux maisons ont déjà été vidées dans le lotissement, et les flics ont autre chose à foutre, c’est ce qu’ils ont dit aux malheureux propriétaires, que de s’occuper des bandes, vous n’avez qu’à renforcer les systèmes de sécurité ou vous munir d’une arme. Étrange coïncidence, les représentants d’une société spécialisée en sécurité se sont présentés dans le lotissement deux jours plus tard ; le coût des installations, alarme, blindage des portes et fenêtres, jets de gaz paralysant, n’a pas permis à Mathilde de souscrire à leur offre « exceptionnelle », même avec un crédit de quinze ans ? même.
Elle enfile son peignoir et, le cœur battant, descend l’escalier en s’appliquant à ne pas faire craquer les marches. Personne dans l’entrée, personne dans le salon, personne dans la cuisine. Elle jette un coup d’œil dans le petit jardin habillé de neige, entrevoit deux silhouettes dans l’allée centrale, deux hommes, se plaque contre la porte, s’affole lorsque la poignée tourne sur son axe et lui pince le dos, recule, trébuche, se rattrape de justesse à la table.
« Qu’est-ce que tu fiches dans cette tenue ? »
Georges se tient dans l’entrebâillement de la porte, la main toujours sur la poignée. Elle s’aperçoit que son peignoir grand ouvert ne dissimule pratiquement rien de son corps, qu’un deuxième regard est piqué sur elle par-dessus l’épaule de son mari. Elle se redresse et se rajuste en hâte en bredouillant :
« Je… je ne t’attendais pas. Tu n’es pas à la banque ?
— Ben non, puisque je suis là ! Va te rhabiller. »
Des flocons de neige s’accrochent aux cheveux de Georges déjà parsemés de fils blancs ainsi qu’au large col de son manteau noir. Mathilde s’exécute, consciente qu’il vaut mieux ne pas le contrarier quand il la fixe et lui parle avec une telle froideur. Elle court dans la chambre enfiler des sous-vêtements, des collants de laine, un tee-shirt et une robe, revient sans prendre le temps de se coiffer, trouve Georges et le visiteur assis dans le salon.
« Je te présente le pasteur Doucet. »
Le visiteur lève sur elle des yeux chargés de réprobation, de condamnation. L’air de quelqu’un qui s’apprête à prononcer une sentence, le jugement dernier, peut-être. Elle se croirait presque convoquée devant un tribunal. Elle pense soudain à Noé, elle entend sa voix enfantine : on n’a qu’à partir. Qu’a-t-il essayé de lui dire ? Elle brave les yeux couperets du visiteur pour s’adresser à Georges :
« Pourquoi tu n’es pas au travail ?
— T’inquiète pas de ça. Écoute plutôt ce que le pasteur a à te dire. »
Pourquoi écouterait-elle cet homme ? Il se dit représentant de Dieu, et pourtant il n’est pas visité, il n’est pas habité, elle ne perçoit pas en lui la divine présence, l’ineffable beauté, comment ose-t-il parler en son nom ?
« Madame… Mathilde, vous permettrez que je vous appelle Mathilde ? commence le pasteur. Georges, votre mari, va bientôt recevoir le baptême. Il deviendra dans quelques jours un frère en Jésus Christ, et nous devons nous assurer, notre église doit s’assurer, que sa famille le soutiendra dans sa démarche.
— Ça ne vous regarde pas ! » glapit Mathilde, frémissante de colère, surprise par sa propre audace.
Le pasteur s’essuie la bouche d’un revers de main, efface le sourire froid accroché à ses lèvres par la réaction de son interlocutrice.
« C’est là où vous faites erreur, Mathilde, reprend-il d’une voix posée. Le Christ demande à chacun de choisir. Aux apôtres il a demandé de quitter leurs familles et leurs amis pour le suivre. Et Georges, le nouvel apôtre, n’hésitera pas une seconde entre le Seigneur et vous, n’est-ce pas, Georges ? »
Georges hoche la tête, les yeux rivés sur les tommettes provençales du salon.
« Et moi je dis que vous êtes dans ma maison, que c’est notre histoire, à Georges et à moi, qu’elle ne vous regarde pas. »
Les yeux embués de larmes, Mathilde est désormais incapable de se contenir. Elle regrette de ne pas avoir acheté un pistolet aux spécialistes de la sécurité, ils proposaient des armes défensives tout à fait capables de trouer la couenne d’un intrus, et le pasteur Doucet est un intrus, un pilleur d’âmes, un profanateur de foyers.
« Georges m’avait dit que vous ne sauriez pas entendre la voix du Seigneur, rétorque calmement le pasteur. Mais je souhaitais vous offrir une chance, une dernière chance. »
Il invite Georges à prendre la parole, et Georges, gêné, s’éclaircit la gorge et se tord les mains avant de se lancer.
« Nous allons nous séparer, Mathilde. J’ai prié le Seigneur afin que tu ouvres les yeux, que tu entendes son appel, mais tu es comme ce garçon perdu que nous a présenté notre frère Paul et qui s’est enfui comme un voleur de l’assemblée parce qu’il était incapable de supporter la vérité. J’ai besoin d’une épouse forte à mes côtés, car j’ai décidé de consacrer ma vie aux œuvres du Seigneur, je te laisse derrière moi avec mon ancienne vie puisque tu ne veux pas m’accompagner dans la nouvelle. Je demande le divorce, Mathilde. »
Le mot divorce frappe Mathilde avec la violence d’un coup de poing au plexus. Elle reste quelques instants suffoquée, incapable de reprendre son souffle. Elle a toujours cru qu’un homme et une femme s’épousaient pour le meilleur et le pire, que seule la mort avait le pouvoir de les délier de leur serment, qu’ils traversaient la vie ENSEMBLE, qu’ils ne retiraient ni ne brisaient leur alliance à la première tempête. Georges et elle se sont juré assistance et fidélité, elle s’est donnée à lui corps et âme. Elle a juste la force de murmurer :
« Et les enfants ?
— Il ne vous les laissera pas, intervient le pasteur.
— Je peux pas te les laisser, tu comprends ? » ânonne Georges.
Elle comprend surtout que Georges et sa paternité tardive ont l’intention de lui enlever les gosses qu’elle a quasiment élevés seule pendant treize ans, la chair de sa chair, sa seule raison de vivre et d’espérer en attendant que Georges reprenne à la fois ses esprits et sa place à la maison. Elle est maintenant au-delà de la colère, baignée d’un grand calme, déterminée.
« Et moi, je ne vous laisserai pas faire.
— Allons, Mathilde, notre église dispose des meilleurs avocats, déclare le pasteur (mine d’instituteur tançant un enfant pris en faute). Vous n’aurez aucune chance de gagner, vous feriez mieux d’abandonner, de signer ce protocole. »
Il sort deux feuilles imprimées de la poche de sa veste, les défroisse avec soin et les étale sur la table basse.
« En signant ce papier, vous renoncez à exercer vos droits parentaux sur vos enfants, et, en échange, Georges vous garantit de vous rembourser la part de la maison qui vous revient. Si vous refusez de signer, vous perdrez les enfants ET votre part sur la maison. »
Si l’audace de ce type sidère Mathilde, la lâcheté de Georges, en revanche, ne la surprend pas. Elle comprend que l’Église sépare les couples dont l’un des deux membres n’embrasse pas la foi pour récupérer les enfants, les boucler dans des écoles religieuses et les transformer en bons petits soldats. Elle se demande comment sortir du piège. S’assoit, sans force, sur l’un des fauteuils du salon (combien de fois a-t-elle rêvé de changer le canapé et les fauteuils, tellement utilisés, tellement usés qu’ils lui donnent la nausée ?). Renverse la tête en arrière. Ferme les yeux. Un murmure familier monte en elle, pas vraiment un murmure, une vibration plutôt, une présence tellement forte qu’elle en devient palpable. Longtemps que son vieil ami ne s’est pas pointé au rendez-vous.
Que faire, mon Dieu ?
Signe ce papier.
Signer, mais…
Signe, ils ne te chasseront pas aujourd’hui. Nous aurons tout le temps.
Tout le temps de quoi ?
Elle croit entendre un rire.
Aie confiance.
Confiance ? Eux diraient que je suis possédée par le diable.
Ceux qui parlent en mon nom voient le diable dans mes œuvres et me voient dans les œuvres du diable.
Je suis folle, c’est ça ?
Seuls les enfants et les fous m’entendent et me parlent.
C’est devant Georges et ce pasteur que tu devrais te manifester.
Leurs esprits sont dépourvus de fenêtre. Comment pourraient-ils recevoir la lumière ?
Je suis folle, je suis folle. Et plus folle encore si je signe leur papier.
Aie confiance. Et observe Noé, ton fils.
« Eh bien, nous attendons votre réponse… »
La voix acérée du pasteur la tire de son ravissement. Ses joues sont baignées de larmes.
Noé marche sur un côté de la route, indifférent au froid, sous un ciel chamarré d’étoiles. La température est probablement descendue au-dessous de moins quinze. Mathilde le suit à distance, le vent s’engouffre sous son manteau, transperce ses collants, lui mord le bassin et le ventre. Elle a pleuré toute la journée après le départ de Georges et du pasteur. Elle a signé leur bout de papier tout en se traitant intérieurement d’idiote, elle a renoncé à ses gosses malgré son immense amour pour eux, elle les a livrés aux hommes qui voient le diable dans les œuvres de Dieu et Dieu dans les œuvres du diable. Quand les enfants sont rentrés de l’école, elle leur a expliqué la situation d’une voix aussi ferme que possible. Les filles lui ont juré qu’elles resteraient toujours avec elle, qu’elles ne suivraient jamais leur père, Noé l’a fixée d’un air grave. Elles ont essayé de se rassurer toute la soirée par des rires et des gestes complices sans parvenir à dérider le petit dernier. Georges est rentré tard. Il n’est pas monté dans la chambre, il est ressorti une demi-heure plus tard, sans doute pressé de rejoindre un nouvel amour, la femme forte de sa nouvelle vie.
Noé s’est levé aux alentours de 2 heures. Mathilde ne dormait pas. Elle ne l’a pas empêché de sortir. Enfoui dans sa doudoune, chaussé de ses boues fourrées, il s’est dirigé vers la sortie du lotissement. Il marche bon train malgré ses petites jambes et Mathilde doit forcer l’allure pour ne pas le perdre de vue.
Elle ne sait pas où il va, elle ne sait plus ce qu’elle fait, elle ne sait plus qui elle est, mais elle entend, en elle, autour d’elle, un chant qui lui ravit l’âme.